Résurgence de mânes


Notes

Frédéric O. Sillig




 Ce mois de mai, ma compagne à quatre pattes me conduit le matin le long d'un chemin forestier qui borde le Léman, proche de l'embouchure du Boiron. Il est très tôt. Peu de monde aujourd'hui. A vrai dire personne. Personne, excepté un skieur de fond qui débouche brusquement d'un bosquet. Le rythme est soutenu, ponctué d'amples mouvements de bâtons. Mais les enjambées sont modestes évidemment; il n'y a pas de neige. Chaussure robuste, sac au dos, la cinquantaine certaine, nous fixant au travers de deux verres embués assurés par un élastique, le personnage approche. Un grand pendentif lui bat la poitrine. Une plaque de la Feldgendarmerie ? Tout de même ? Une coquille St-Jacques, c'est ce que je peux distinguer maintenant. Voilà que m'apparaît la destination de ce sportif que ma vision plus précise mute d'un seul coup en pélerin. St-Jacques de Compostelle. M'apparaissent aussi les itinéraires qui y conduisent, étudiés naguère avec passion dans les traités d'architecture romane. Le voyageur est à portée de ma voix. Animé d'un timide élan de sympathie, je risque un serein « Bonjour Monsieur ».

    – Gruß Gott ! 

Un soudain déficit d'ethnocentrisme m'impose au minimum un « Gute Reise » de rigueur. Le type s'arrête.

    – Sprechen Sie Deutsch ?

Suit la démonstration besogneuse d'un exercice, témoin d'une scolarité laissée sans maintenance. Et censée justifier le présomptueux « ein wenig » avancé.

    – Ich komme aus Leipzig me dit-il.

Je m'abstiens de lui dire « Moi aussi », en paraphrase au Général de Gaulle01 qui ne serait manifestement pas comprise, mais je m'efforce de lui expliquer qu'à l'opposé de mon total agnostisme, mes ancêtres étaient Diacres, même Archidiacres à Leipzig et à Döbeln à l'époque de la Révolution Française. Je lui expose aussi, sans allusion à une quelconque identité ou un quelconque patronyme, que les sermons de l'un d'entre eux, traducteur de la Bible, jouèrent un rôle significatif dans la résolution de la Rébellion des Paysans de 1790 en Saxe.

Un grand signe de la main me signifie le départ du marcheur qui me lance en se retournant une dernière fois:

    – Ah !... Ja ! Ja !... Sillig… Johann-Gottfried ! 

Je suis effondré.